L’interview d’angelin preljocaj

Crédits photo : Lucas Marquand-Perrier (Angelin Preljocaj)

LECTURE

10 min

DATE
PAR

Partager cet article

Angelin Preljocaj ne cesse de renouveler son désir pour la danse, en créant sans relâche depuis 30 ans pour sa troupe du Pavillon Noir mais aussi pour des ballets du monde entier.
Il a chorégraphié et scénographié plus de cinquante pièces bâtissant ainsi un patrimoine chorégraphique.
C’est dans la confrontation des arts (musique, costume, arts plastiques etc.) et la contrainte qu’il fait jaillir des nouveaux ailleurs.

Après Winterreise, une excursion mélancolique sur les lieders de Schubert, il explore les Mythologies en collaboration avec le Ballet National de Bordeaux sur une musique symphonique originale de Thomas Bangalter. Il aime les contrastes, la puissance et le fragile. Il aime raconter des histoires.

Pourquoi la danse a embrassé ta vie de manière aussi forte ?

C’est très mystérieux. Je ne sais pas pourquoi. J’ai découvert la danse en regardant un livre dans lequel il y avait une photographie de Noureev suspendu dans un vol, un saut avec un visage complètement lumineux. La légende était- Rudolf Noureev, transfiguré par la danse. J’ai ainsi été saisi à l’âge de 12 ans par cette image et cette phrase un peu énigmatique. C’est drôle que je me sois lancé dans la danse à partir d’un cliché, d’une image figée, alors que la danse est le mouvement. Mais Noureev était tellement resplendissant. Je voulais devenir cet autre-là. En fait, il y avait quelque chose d’un peu rimbaldien peut-être. “Je est un autre”.

J’ai demandé à la jeune fille de ma classe qui m’avait prêté ce livre : « Où est-ce qu’on fait cela ? Quel est cet art qui rend si profondément beau et lumineux de l’intérieur ? ».
Je pratiquais le judo à l’époque. Un soir au studio de danse, je me suis mis pour la première fois à la barre avec mon pantalon de kimono et un tee-shirt blanc. Tout à coup, j’ai eu ce sentiment étrange que tout convergeait : ma passion pour la musique et pour le mouvement par le corps. C’était nouveau et très beau pour moi.

LECTURE

10 min

DATE
PAR

Partager cet article

“Quel est cet art qui rend si profondément beau et lumineux de l’intérieur ?”

Crédit photo : Dalmas/Sipa (Rudolf Noureev, «La Belle Au Bois Dormant», sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, le 23 juin 1961)

Dans ton apprentissage de la danse, tu as volontairement exploré des ailleurs ? Pourquoi ?

Après une longue formation en danse classique, je me suis posé plein de questions sur ce que je voulais vraiment faire avec tout cela. J’avais envie de créer, d’inventer des gestes, de faire jaillir des mouvements nouveaux. Et je me suis rendu compte que la danse classique, bien que pouvant être sublime et interprétée magnifiquement, n’était pas le territoire de l’invention, mais plutôt le territoire de la conservation. Ce qui est tout à fait respectable mais ce n’était pas ce que je voulais. Et donc j’ai commencé à m’intéresser aux lieux où il y avait une recherche approfondie du mouvement.

“J’avais envie de créer, d’inventer des gestes, de faire jaillir des mouvements nouveaux”.

Tu te voyais danseur- créateur ?

C’était très confus et en même-temps, oui. J’ai rencontré Karin Waehner. Elle m’a pris sous son aile pour m’enseigner énormément de choses. Par la suite, j’ai travaillé à New York avec Merce Cunningham. Et je suis rentré en France pour parfaire ma formation au CndC d’Angers (Centre national de la danse Contemporaine) avec Viola Farber, une disciple de Merce Cunningham.

Christian Ganet (Angelin Preljocaj)

Quand je me suis senti prêt, j’ai passé une audition réussie avec Dominique Bagouet.
Dominique a été celui qui m’a adoubé comme chorégraphe. Je suis rentré dans sa compagnie comme danseur pour en ressortir “presque” comme chorégraphe grâce à lui. Avant cette expérience, je pensais que pour être un grand chorégraphe, il fallait être tout à fait exceptionnel.
Dominique, lui, était un être d’une grande simplicité, qui n’avait pas besoin de montrer son talent. Il travaillait et créait son œuvre comme un artisan passionné par l’objet qu’il façonne.
Le duo créé par la suite avec Michel Kelemenis et ma victoire au concours de Bagnolet, un grand concours chorégraphique de l’époque, ont déclenché le reste.

Crédit photo : Marc Ginot (Dominique Bagouet)

Quel était le rêve avec la création de ta compagnie ?

 Il y avait le rêve d’être dans le faire et de trouver les moyens d’y arriver. Pour être vraiment clair, je n’aurais jamais imaginé ce parcours. Je faisais ce que je pouvais. J’avais le désir de faire des choses et je m’appuyais sur ce désir. Aujourd’hui, c’est exactement pareil. Tant qu’il y a le désir, je suis heureux.

Tu portais déjà une vision d’un ballet en particulier ?

Non. J’aime l’idée que l’inspiration vient d’une rencontre, d’un tableau, d’une lecture, d’une musique, d’une circonstance bizarre de la vie. Tout cela, peut nourrir une œuvre chorégraphique.
Avec la danse, on peut aussi bien effleurer que prendre à bras le corps n’importe quelle thématique.

Tu compares souvent la chorégraphie à l’écriture.

Je pense que la danse est un langage et comme tout langage, c’est quelque chose qui est articulé. Il y a des phrases, un phrasé comme en musique, donc il y a des points, des virgules, une syntaxe. C’est cela qui fait ce qu’on appelle le style des chorégraphes : on reconnaît leurs phrases comme on reconnaît les phrases de Modiano, de Houellebecq ou de beaucoup d’autres.

“Je veux que la danse puisse exprimer toutes les facettes du monde”.

Et toi tes phrases, comment sont-elles ?

Je n’en sais rien. C’est comme la voix. On n’entend pas sa voix, celle qui est à l’intérieur.

Que veux-tu raconter par la création, par le mouvement ?

Je crois que chaque nouveau projet chorégraphique est une expérience chorégraphique. Quand je commence à travailler sur un projet, il y a trois mots qui sont une forme de passage obligé pour moi et qui marchent ensemble. C’est le texte, le contexte et le prétexte. Donc il y a trois fois texte : cela nous ramène encore à l’idée que la danse est un langage. Le prétexte est un thème : Winterreise, Gravité, Roméo et Juliette, Mythologie etc. Abstrait ou concret. Après le texte, c’est quoi ? C’est ma danse, mon écriture chorégraphique. Et le contexte est notre époque. Comment cela résonne ? Comment le texte va se mettre en connexion avec le contexte d’aujourd’hui. C’est cette espèce de triangulaire que j’essaie d’accorder pour aboutir à quelque chose qui tient debout.

La chose s’élabore au fur et à mesure. Elle n’est pas pré-écrite, prédestinée. Sinon ce n’est pas très intéressant. Ce qui me passionne est de commencer cette recherche à partir de cette formule et de découvrir au fur et à mesure où va me mener la danse. Picasso disait « Si je sais exactement quel tableau peindre, alors pourquoi le peindre ?

© JC Carbonne – Roméo et Juliette (Angelin Preljocaj)

Tu passes par un cheminement assez long en studio. Tu as besoin d’être dans le corps des danseurs, dans la matière ?

De rajouter, de créer de la matière, de la malaxer, de la rejeter. C’est un dialogue avec le mouvement. Et chaque nouvelle équipe, chaque nouveau danseur apporte une nouvelle strate à l’œuvre. Et donc elle mûrit, elle s’amplifie, elle prend du poids. Les œuvres se nourrissent de ce processus, comme un millefeuille. Par porosité, les choses circulent et les saveurs se mélangent et se répondent. Il y a quelque chose d’extraordinaire qui se passe. Un ballet qui est beaucoup dansé a plus de chance d’être bonifié que quelque chose qui est peu dansé et qui reste presque à l’état d’une première mouture.

Crédit photo : Jean-Claude Carbonne (Winterreise, Angelin Preljocaj)

Pour toi, ce processus de foisonnement créatif est heureux ou douloureux ?

C’est à la fois heureux et douloureux.
Il y a des moments de jubilation folle dans la création. Voir émerger quelque chose, c’est vraiment magnifique.
Mais après la joie de l’émergence, il y a le doute qui s’installe et qui semble dire que l’émotion venait de l’émergence. Mais vient-elle réellement de ce qui se passe ? Est-ce que cela va revenir ? C’est la quête permanente de retrouver ce moment initial qui était souvent un instant de grâce.

Comment as-tu fait évoluer ton langage esthétique ?

J’essaie d’évoluer en me décalant. Je me mets sur des thèmes improbables.
Par exemple, faire un ballet avec du clavecin. Je n’aimais pas le clavecin. Et après ? Évidemment, on adore le clavecin. Une fois que l’on a écouté des œuvres au clavecin pendant des semaines, on comprend. On comprend l’amour des clavecinistes pour leur instrument.
Je prends l’exemple du clavecin mais cela peut être une œuvre littéraire rébarbative, rugueuse. Il ne faut pas toujours aller dans le sens de ce que l’on aime faire. Il faut se compliquer la vie. Mon plus grand bonheur est la contrainte.

Tu as besoin de mêler au mouvement d’autres matières pour créer : mode, musique, arts plastiques …

Le spectacle vivant est visuel. Donc tout ce qui est art visuel peut contribuer à aboutir à un projet. Je vais toujours chercher un plasticien, un styliste, un designer, un costumier, ou encore un éclairagiste qui vont chacun être les plus à même de contribuer à l’œuvre.
Par exemple pour Blanche-Neige, j’ai tout de suite pensé à Jean-Paul Gautier parce que peu de temps avant ma réflexion sur cette création, j’avais vu l’un de ses défilés dont la thématique était la petite sirène avec des costumes en écailles et des femmes qui défilaient avec des algues dans les cheveux. Il y avait des étoiles de mer partout. C’était tellement beau. Comme si Jean-Paul Gautier vivait dans un conte de fées. Je l’ai contacté et il a accepté parce que Blanche-Neige est le conte des contes La collaboration a été fantastique.

Crédit photo : Julien Benhamou (Blanche Neige, Angelin Preljocaj, Costumes de Jean-Paul Gaultier)

Et il y en a eu plein d’autres. Tu parlais des plasticiens. Je pense à Fabrice Hyber.

C’est drôle parce que Fabrice Hyber est vraiment un trublion de l’art contemporain. Je voulais faire les Quatre Saisons, ce qui me semblait au départ impossible et insupportable parce que c’est une musique que l’on entend dans les ascenseurs et que tout le monde connaît. J’avais besoin de quelqu’un qui allait mettre le désordre.

J’ai pensé à Fabrice Hyber dont je connaissais l’œuvre. Moi, je faisais la chorégraphie et lui, il racontait qu’il faisait de la « chaographie ». Il créait le chao, la rupture et c’était vraiment bien.

Ballet Preljocaj, Les 4 saisons…, création 2005 Interprètes: Zaratiana Randrianantenaina © JC Carbonne

Aujourd’hui, la compagnie, c’est 25 danseurs à temps plein, une cinquantaine d’œuvres au répertoire, 30 ans d’existence.
Comment choisis-tu tes danseurs ?

En tant que chorégraphe, si j’ai un besoin dans le mouvement, mes danseurs doivent pouvoir le faire. J’aime le contraste : la puissance et le fragile. En fait, je trouve que tout est dans l’articulation des choses, c’est à dire la force, la puissance, mais aussi la fragilité, la grâce, la délicatesse, ainsi que la brutalité, l’émotion d’un regard, la puissance d’un saut. Toutes ces choses-là, je les veux. Je ne veux pas me priver de certains outils chorégraphiques et artistiques.

Donc, si on prend l’exemple de la peinture, il y a de la brutalité dans Guernica de Picasso. Si on prend l’Annonciation de Léonard de Vinci, c’est autre chose. Tout cela peut se retrouver dans l’art : les pires choses comme les meilleures.

Donc il faut des instruments, des outils. Il ne faut pas se priver de cette palette immense qu’est l’humanité. L’amour, la brutalité, la guerre. Tout est là, malheureusement. Je veux que la danse puisse exprimer toutes les facettes du monde.

“Donc l’âme est vraiment une pensée, un jaillissement du corps. Pour moi qui suis chorégraphe, c’est la phrase la plus géniale qui soit”.

Et donc, après plus de 30 ans de création, tu as construit un répertoire patrimonial d’œuvres chorégraphiques qui se joue dans plein de ballets.

Oui. J’aime beaucoup cela. Chaque compagnie a son rythme, ses codes secrets. Comme toutes les histoires des groupes humains. Quand il y a une reprise d’un ballet dans une compagnie, j’essaie vraiment de comprendre les danseurs pour la redistribution des rôles et voir comment ils vont se réapproprier les choses. Je repense par exemple à la création Les noces faite sur la musique d’Igor Stravinsky. C’est très dansé, extrêmement rapide, précis, barbare, et en même temps d’une écriture simple. J’ai remonté la pièce avec la Batsheva de Tel-Aviv. Et c’était formidable parce que malgré l’écriture chorégraphique précise, l’œuvre est devenue autre chose, comme une danse de kibboutz, puissante et belle. Il y a quelque chose d’autre qui sort de tout cela et c’est un vrai bonheur. C’est ce lâcher-prise qu’il faut avoir absolument quand on veut faire vivre les œuvres.

Dans la transmission de ces œuvres, il y a la constitution d’une forme d’héritage.

 L’héritage, c’est chaque compagnie, chaque interprète qui va danser une de mes œuvres. Ce sont eux qui créent l’héritage.

Il y a cette envie de garder en mémoire l’écriture de la danse. Tu es l’un des rares chorégraphes en France à travailler avec un choréologue au quotidien (Ndlr : Dany Lévêque.)

Oui, c’est l’idée que le répertoire de la danse doit exister et que ce qu’on appelle la danse classique, en fait, à un moment a été moderne. Et donc, ce qui devient un classique est quelque chose qui perdure. La question est là : est-ce que cela perdure ou pas ? Et dans perdure : il y a dure et il y a perd.

“Tant qu’il y a le désir, je suis heureux”.

Il te reste des rêves ?

Il me reste des rêves puisqu’il me reste du désir. Mais j’adore ça. C’est incommunicable, ce que je ressens à Aix avec la danse (Ndlr Au Pavillon Noir). C’est un bonheur de chaque jour. C’est quand même dingue de faire cela et de repenser ce que peut le corps. Un corps est le trait d’union entre le ciel et la terre. Et j’aime cette idée que le corps précède l’âme. Spinoza dit que l’âme est une pensée du corps.

Lucas Marquand-Perrier (Angelin Preljocaj)

Que le corps est donc le point de départ ?

Oui. On croit que l’âme précède le corps. Ce n’est pas vrai, c’est le corps qui produit l’âme. Donc l’âme est vraiment une pensée, un jaillissement du corps. Pour moi qui suis chorégraphe, c’est la phrase la plus géniale qui soit.

Parlons de Mythologies. Pourquoi ce sujet maintenant ?

Nous sommes à un moment du monde où les questions de la mythologie peuvent et doivent se reposer. Le thème de la mythologie est présent dans de nombreux domaines : sciences sociales, psychanalyse etc. Notre monde est envahi de choses que l’on trouve dans la mythologie, liées à la barbarie, la destruction, la mort. Avec ce spectacle, j’ai essayé de construire une sorte d’échafaudage qui doit nous mener à une réflexion sur notre situation.

Crédit photo : Jean-Claude Carbonne (Mythologies, Angelin Preljocaj)

Pour cette création, tu collabores avec Thomas Bangalter, ex Daft Punk.

Avec Thomas Bangalter, on parlait depuis des années de faire quelque chose ensemble. Mais quoi ? Le sujet de la mythologie permettait de travailler par séquence, avec différents tableaux. Je crois que Thomas avait besoin de cela. Je lui ai écrit un livret sur lequel il pouvait s’appuyer pour créer la musique. Sa proposition musicale m’a inspiré des choses qui ont nourri ou fait évoluer la pièce. C’est comme un palimpseste. On commence, on écrit une chose, puis par-dessus, on en écrit une autre et sur cette autre-là, on réécrit encore quelque chose. Ce sont des couches qui se superposent. Le spectacle est le résultat de cet échange permanent que nous avons eu.

Tout au long de l’écriture, nous nous sommes parlé. Il m’envoyait des extraits, des mots, de la matière sonore, quelques mesures. C’est comme cela que Mythologies est né.

 Extraits du podcast EP.133. Propos recueillis par Dorothée de Cabissole

un lieu pour danser

Le corps

L’OEUVRE DE TON RÉPERTOIRE QUI PARLE LE MIEUX DE TOI

Le Funambule sur le texte de Jean Genet.

JUSTEMENT, UN TEXTE ?

Le Funambule de Jean Genet

UNE MUSIQUE

Toutes les musiques du monde. LA musique. C’est vraiment un art tellement merveilleux aussi.

Partager cet article

Dorothée de CabisSole
  • Abonnez-vous au podcast
  • icon fleche
  • Apple podcast
  • Spotify podcast
  • Deezer podcast
  • Google podcast
  • Apple podcast
  • Spotify podcast
  • Deezer podcast
  • Google podcast